Pilier 3 : « Le cerveau ne peut pas traiter trop d’informations à la fois »

[Par souci de lisibilité de l’article, j’utiliserai le terme de joueur(s)” pour désigner les joueurs et joueuses, quelque soit leur genre.]

Cet article est le troisième d’une série consacrée aux jeux et l’apprentissage. Celle-ci a pour but de mettre les jeux en miroir des piliers de l’apprentissage tels que formalisés par la société Didask (dont je suis l’un des co-fondateurs, en toute transparence).
Retrouvez les articles existants ici :
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Introduction
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Présentation des piliers
– Pilier 1 : « Le cerveau a besoin d’apprendre par essai-erreur »
Pilier 2 : « Le cerveau a besoin de mots et d’images »
Pilier 3 : « Le cerveau ne peut pas traiter trop d’informations à la fois »
Pilier 4 : « Le cerveau a besoin d’une attention focalisée »
Pilier 5 : « Le cerveau a besoin de retrouver de mémoire ce qu’il a appris »

Nous avons déjà évoqué ce point dans l’article sur le premier pilier, car il est lié à la gestion de la difficulté et donc au principe d’essai-erreur. Nous allons voir que la plupart des jeux vidéo modernes ont bien assimilé cette notion d’introduction graduelle des mécaniques de jeu, au contraire des jeux de société, qui peinent à intégrer cette progressivité dans l’apprentissage de leurs règles.

Dragon Ball FighterZ : le didacticiel s’étale sur la première dizaine de combats du mode Histoire.

L’apprentissage progressif dans les jeux vidéo

En effet, les jeux vidéo ont cet avantage de pouvoir s’inscrire dans un temps long. Un joueur de jeu vidéo a l’habitude de démarrer un jeu dans l’optique d’y passer un certain nombre d’heures avant d’en voir le bout. Par conséquent, il le fera en de multiples sessions de jeu, espacées dans le temps, ce qui permet aux concepteur·rice·s (aka game-designers) de ne dévoiler les différentes mécaniques qu’au fil de ces différentes sessions et de ces premières heures de jeu. 

Starcraft est un jeu connu pour avoir des campagnes (suite de scénarios racontant une histoire cohérente) servant de didacticiels géants pour le coeur du jeu qu’est l’affrontement avec d’autres joueurs

Sans prétendre à l’exhaustivité, on trouve ici deux grandes familles de jeu qui se prêtent à ce type de présentation progressive des mécaniques : les jeux dont l’histoire est au service de l’intégration de nouvelles mécaniques, et ceux dont la découverte de nouvelles mécaniques sert l’histoire. Je précise que les deux cas sont tout à fait valables, et peuvent tout à fait se mêler lors du travail de conception ; d’ailleurs s’il s’agit ici de deux opposés d’un même spectre, la plupart des jeux se situe quelque part entre les deux. Enfin, j’écarte ici volontairement les jeux se basant sur une ou deux mécaniques simples, et dont l’intégralité des mécaniques doit donc être présentée dès le début du jeu.

The Legend of Zelda: Ocarina of Time (à gauche) : Un jeu dont la progression dans l’histoire permet de débloquer de nouvelles mécaniques de jeu.
Baldur’s Gate (à droite) : Un jeu dont la progression des personnages permet d’atteindre des parties de l’histoire par ailleurs trop difficiles.

Un exemple extrême du premier type de jeu : la série de jeux vidéo Super Mario Bros. Ces jeux, au succès et aux qualités qui ne sont plus discutables, présentent une histoire tenant sur la paume d’une main. Les game-designers de ces jeux (notamment le fameux Shigeru Miyamoto) pensent justement qu’une histoire un tant soit peu complexe pourrait nuire à la fois à la conception et au plaisir de jouer à ces jeux. Cette liberté auto-attribuée leur permet de concevoir les niveaux du jeu pour qu’ils soient les plus efficaces possibles. Un groupe de niveaux d’un jeu Super Mario présente donc une ou quelques mécaniques de jeux, déclinées dans des situations diverses avec une difficulté progressive, de façon à ce que le joueur acquiert de manière durable la maîtrise de ces mécaniques. Ce traitement s’allie à la gestion de l’essai-erreur pour valider la maîtrise d’une compétence, le joueur recommençant tant qu’il n’aura pas acquis définitivement la maîtrise de la compétence. Ce test se fait à travers un “niveau-somme” présentant la même mécanique dans de nouvelles situations, voire mélangées avec d’autres mécaniques précédemment maîtrisées.

Un niveau de Super Mario Galaxy tournant entièrement autour d’une mécanique de gravité changeante

Un exemple à l’autre opposé du spectre : Life is Strange. Ce jeu raconte la vie d’une lycéenne revenue dans la ville de son enfance, et qui se découvre un beau jour (le début du jeu) le pouvoir de remonter le temps. Cette mécanique de jeu, qui offre par ailleurs de savoureux moments de casse-têtes, sert surtout à donner au joueur la possibilité, par ce biais, de faire des choix et d’en explorer les conséquences. L’introduction de nouvelles mécaniques par la suite, que je ne dévoilerai pas ici, permettra de nouveaux moments d’intense émotion, le jeu se voulant avant-tout une introspection sur la vie d’adolescent·e·s découvrant le sens des responsabilités et devant assumer les conséquences de leurs actes, le tout à travers une enquête sur la disparition d’une autre lycéenne. Ici, les mécaniques de gameplay introduites au fur et à mesure des 5 épisodes servent surtout la progression dans l’histoire, permettant aux auteurs de raconter l’histoire qu’ils avaient imaginée.

Life Is Strange : les mécaniques sont ajoutées petit à petit et servent toujours le propos du jeu.

Enfin, un exemple de jeu que je classerai en plein milieu du spectre : le jeu vidéo Civilization. Celui-ci démarre avec un simple colon que l’on peut déplacer sur une carte du monde, et qui ne peut que fonder une ville quelque part sur cette carte. Ce choix est déjà crucial et demande une certaine réflexion. Une fois la première ville fondée, de nouvelles perspectives s’ouvrent au joueur. Quel bâtiment construire, à quel métier former les citoyens, quel domaine scientifiques explorer, etc… Sachant que chacune de ces actions va elle-même donner accès à de nouvelles possibilités, et ainsi de suite. L’histoire se fait à travers l’évolution des civilisations du jeu, et l’évolution des mécaniques se fait à travers la progression dans l’histoire. Ici, l’histoire n’est pas pré-écrite, elle se fait en faisant progresser sa civilisation à travers les âges. Les éléments du jeu, bien que très nombreux au global sont donc présentés les uns après les autres, et sont donc assimilés progressivement au fil des sessions et des parties.

L’arbre des technologies de Civilization : On commence avec une technologie de départ, donc peu de possibilités. Les autres seront découvertes plus tard dans le jeu, une par une.

Le cas difficile des jeux de société

Les jeux de société ont un problème différent à gérer ; une partie ne dure que d’une dizaine de minutes à quelques heures (pour l’immense majorité). De plus, la participation de plusieurs joueurs dilue d’autant plus le temps d’apprentissage du jeu. Ceci se voit notamment par le besoin de se référer régulièrement au livret de règles lors des parties de découverte d’un jeu. Les auteur·rice·s et éditeurs ayant conscience de ce problème, on retrouve des moyens de rendre plus progressif l’apprentissage d’un jeu. 

La feuille d’aide de jeu de 7 Wonders: Duel

Le plus commun est l’introduction de règles avancées dans les jeux : le jeu présente un ensemble de règles données pour découvrir le jeu, puis une fois ces règles bien assimilées, les règles proposent d’y ajouter de nouvelles règles (dites avancées) pour complexifier un peu plus le jeu et relancer l’intérêt pour celui-ci.

Une variante (inclue dans les règles) pour les joueurs expérimentés du jeu de cartes Res Arcana

Une autre tendance, beaucoup plus récente, consiste à proposer des jeux dont les parties successives ont un impact les unes sur les autres (on appelle cela les jeux “Legacy”) jusqu’à un point final du scénario. Ceci permet d’ajouter des règles entre deux parties, et donc de complexifier le gameplay petit à petit, au fur et à mesure des parties (l’ensemble des parties à jouer pour finir le jeu s’appelle une “campagne”).

Une page de règles du jeu Pandémie Legacy – Saison 1, contenant des trous à remplir au fur et à mesure de l’avancement des joueurs

On voit bien, concernant les jeux de société, que pour appliquer ce principe de présentation progressive des mécaniques, il faut envisager plusieurs sessions de jeu. Or, rien ne garantit qu’un groupe de joueurs jouera suffisamment souvent pour répartir les mécaniques sur plusieurs parties. Pour les mêmes raisons (principalement économiques) évoquées dans l’article sur le 2ème pilier, le jeu doit présenter toutes ses mécaniques et son potentiel ludique dès la première partie.

Conclusion : l’apprentissage progressif demande du temps

Ce long article, sans rentrer dans le détail, montre donc que l’apprentissage progressif des compétences demande de s’inscrire dans le temps, et ne fait pas toujours bon ménage avec ce que j’appelais précédemment la “Première Expérience Utilisateur” (First-Time User Experience, cf 2ème pilier). Néanmoins, les formations pouvant heureusement s’émanciper de cette contrainte économique, et se présentant nécessairement (de notre point de vue) sur un temps long (cf. pilier 8), les jeux, même de type jeux de société, pourraient tout à fait intégrer des mécaniques de jeux progressives pour améliorer l’assimilation des compétences.

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