Pilier 1 : « Le cerveau a besoin d’apprendre par essai-erreur »

[Par souci de lisibilité de l’article, j’utiliserai le terme de joueur(s)” pour désigner les joueurs et joueuses, quelque soit leur genre.]

Cet article est le premier d’une série consacrée aux jeux et l’apprentissage. Celle-ci a pour but de mettre les jeux en miroir des piliers de l’apprentissage tels que formalisés par la société Didask (dont je suis l’un des co-fondateurs, en toute transparence).
Retrouvez les articles existants ici :
Introduction
Présentation des piliers
Pilier 1 : « Le cerveau a besoin d’apprendre par essai-erreur »
Pilier 2 : « Le cerveau a besoin de mots et d’images »
Pilier 3 : « Le cerveau ne peut pas traiter trop d’informations à la fois »
Pilier 4 : « Le cerveau a besoin d’une attention focalisée »
Pilier 5 : « Le cerveau a besoin de retrouver de mémoire ce qu’il a appris »

Un jeu, c’est quoi d’abord ?

Commençons par une définition simple du jeu : Un jeu est une activité avec un but précis et un cadre (des règles) à respecter pour l’atteindre. La pratique d’un jeu demande donc aux joueurs d’apprendre à utiliser les règles de celui-ci de façon optimale pour atteindre le but fixé. Un jeu indique rarement la marche à suivre pour l’atteindre et laisse au contraire le joueur tester lui-même les différentes possibilités offertes par celui-ci, jusqu’à ce qu’il ait 1) compris comment faire bon usage des contraintes imposées par celui-ci, via des retours sur erreurs clairement identifiés, et 2) appris à les maîtriser jusqu’à surpasser les obstacles que le jeu aura mis sur son chemin, via des mises en situation variées permettant une pratique étendue des compétences requises.

Dans les premières années de sa vie, un être humain utilise beaucoup le jeu comme médium d’apprentissage. Si cela se perd en grandissant (l’enseignement devient petit à petit de plus en plus théorique), le jeu devient alors une simple source de divertissement, oubliant souvent les vertus formatrices de celui-ci.

Si l’erreur et la sanction sont de mise dans le jeu, pourquoi alors jouer ne véhicule-t-il pas le même sentiment d’échec qu’une évaluation lors d’une formation ou en milieu scolaire ? C’est ce que nous allons analyser en décortiquant quelques bonnes pratiques des jeux pour les appliquer à nos formations.

L’erreur comme 1ère source de progrès

Les jeux ont toujours incorporé dans leurs mécaniques la possibilité de l’erreur, mais également la nécessité de comprendre son erreur, et de se confronter de nouveau à celle-ci. Concrètement, cela peut se présenter de différentes façons. Dans les jeux vidéos, l’immense majorité de ceux-ci, notamment les jeux dit “d’arcade” qui en avaient fait leur modèle économique, donne aux joueurs un nombre limité de vies ou de points de vie qui sont perdus à chaque erreur (tomber dans un trou, se faire toucher par un ennemi, etc…).

Breath of the wild screenshot, illustrating a lifebar
The Legend of Zelda: Breath of the Wild ® ; Une barre de vie sous forme de coeurs (Source).

Dans le cas de la perte d’une vie, le jeu nous renvoie avant l’obstacle, nous demandant d’apprendre de notre précédente erreur afin de surmonter l’obstacle. Dans le cas de points de vie perdus, le jeu nous confrontera plusieurs fois d’affilée au même obstacle, nous obligeant à le maîtriser pour ne pas perdre l’intégralité de nos points de vie.

Un jeu bien “designé” fait en sorte que la cause de l’erreur soit clairement identifiable par le joueur, afin qu’il puisse comprendre tout seul comment l’éviter la prochaine fois (par exemple, rester à une certaine distance d’un ennemi avant de l’attaquer, être plus près du bord avant de sauter). Si le jeu ne propose pas de feedbacks pertinents, alors les erreurs ne sont pas comprises par le joueur et celui-ci ne sait pas comment mieux faire la fois suivante (le fameux syndrôme de “l’ordinateur qui triche”). Il doit donc s’assurer que le joueur progresse, ne serait-ce qu’un peu, à chaque nouvelle tentative. La qualité des retours est donc capitale.

La première rencontre avec un goomba dans Super Mario Bros® . Le joueur découvrira qu’il ne faut pas les toucher de face ou de dos, mais que sauter dessus permet de les tuer.

Du progrès à la maîtrise

Le jeu propose donc une confrontation répétée à l’obstacle jusqu’à, enfin, être capable de le surpasser. Mais une fois passé le premier obstacle de ce nouveau type, le jeu teste alors notre maîtrise de cette nouvelle compétence acquise : pour cela il nous présente ce même obstacle dans un contexte différent. Ce n’est que de cette façon que le cerveau apprend à adapter cette nouvelle compétence à tous les contextes qu’on peut lui proposer. Les joueurs doivent se sentir pleinement acteurs de leur propre réussite, c’est-à-dire qu’ils doivent pouvoir retirer tout le mérite d’avoir surmonté un obstacle par la maîtrise de la compétence associée.

Quelques mètres plus loin, 2 goombas coincés entre deux tuyaux, puis 4 goombas à la suite (Super Mario Bros®). Si on a pu simplement les éviter jusque-là, on sera obligé de leur sauter dessus ici, découvrant ainsi la seule manière de s’en débarrasser.

Une évaluation comme compilation de retours

L’échec tel que décrit dans le paragraphe précédent n’est pas la seule manière de sanctionner les erreurs sur le chemin de l’apprentissage d’un joueur : beaucoup intègrent en effet un système d’évaluation. Il peut s’agir d’une forme de mesure de la performance (le système très répandu des Points de Victoires dans les jeux de société), de contraintes à remplir pour valider un objectif (finir le jeu en un temps ou en un nombre de tours donné) ou d’une notation simplifiée (notation sur 5 étoiles). Dans tous les cas, il s’agit de dire aux joueurs s’ils ont réussi l’exercice qui leur était proposé, à quel point la performance peut encore être améliorée, et éventuellement comment le faire.

L’écran de fin de chapitre de Bayonetta® ; un niveau d’évaluation est attribué selon de multiples critères (Source)

Enfin, la confrontation avec ses pair·e·s représente la troisième manière d’échouer à un jeu. Ceci permet à la fois de s’évaluer soi-même et, en observant les autres joueurs, d’améliorer sa propre maîtrise. C’est un système largement répandu dans les jeux, car il évite aux créateurs de devoir établir une échelle de valeur en amont du jeu ; les joueurs se retrouvent alors confrontés à la fois à l’essai-erreur et à un système de retour nécessaire à toute progression.

L’écran de résultats du jeu de société 7Wonders® ; on peut voir dans quels domaines les joueurs ont marqué le plus de points (Source)

Néanmoins, cette confrontation à d’autres joueurs peut présenter certains inconvénients.

Une histoire de contexte : pratiquer sans craintes

En dehors de certains jeux multijoueurs présentant une forte composante compétitive, le jeu se pratique en général dans un contexte libre et non contraint (ce qui fait partie de la définition d’un jeu selon Larousse). Les joueurs ne se sentent aucunement jugés par le jeu comme ils pourraient l’être dans une formation par d’autres êtres humains (évaluateurs, supérieurs hiérarchiques ou collègues). Cette désinhibition permet la recherche de solutions originales à un problème posée par un jeu, qui sont souvent la meilleure voie pour découvrir ou au moins circonscrire les solutions effectivement viables. L’apprentissage de compétences complètement nouvelles demande une ouverture d’esprit qu’une auto-censure contraindrait fortement.

Le jeu Portal®, un jeu de réflexion qui demande beaucoup d’esprit d’abstraction et de penser de manière créative.

C’est pourquoi la pratique en solitaire, seul·e face à son écran, et/ou l’évaluation mécanique, sans jugement de valeur de la performance à un instant t doit être privilégiée. Que les jeux soient solitaires ou multijoueurs, les communautés de joueurs promeuvent dans l’ensemble (hormis, donc, les contextes de forts enjeux compétitifs, financiers ou de temps) la solidarité, l’entraide, le partage et la bienveillance. En sont témoins les myriades de sites ou de vidéos créées par des joueurs à l’intention d’autres joueurs pour les aider dans la pratique de leurs jeux préférés. Ce contexte n’est pas neutre, et ne doit pas être pris à la légère, car il est extrêmement bénéfique à tou·te·s les apprenant·e·s.

Rompre le lien entre erreur et échec

Tout ceci nous amène naturellement au dernier point de cet article : la frontière entre erreurs (potentiellement répétées) et échecs est infime. Et c’est bien cette frontière qu’il est capital de ne jamais franchir. Dans un jeu, l’erreur étant monnaie courante, et totalement intégrée par les joueurs, celle-ci n’est jamais vécue comme un échec. L’échec ne survient alors que lorsqu’un joueur abandonne définitivement le jeu.

Les jeux ont en effet cette qualité qu’ils ne sanctionnent jamais (ou très rarement) définitivement les erreurs. Un joueur peut recommencer inlassablement les mêmes épreuves, et si le jeu est suffisamment bien conçu, chaque nouvelle tentative donnera lieu soit à des actions différentes, soit à une meilleure réalisation de celles-ci. Il n’existe pas de jeu qui donne une date butoir à un joueur pour passer tel ou tel obstacle, après quoi il n’aurait plus jamais l’occasion de s’y confronter de nouveau.

Le jeu Super Meat Boy®, réputé très difficile, permet aux joueurs, après chaque mort de redémarrer instantanément le niveau, avec des “fantômes” rejouant les tentatives précédentes, simultanément.

Pour éviter le découragement, les jeux doivent faire en sorte que le joueur se sente sans arrêt progresser, et voit toujours le bout du tunnel. Beaucoup de jeux se présentent comme une succession de mondes, eux-mêmes découpés en niveaux, eux-mêmes jalonnées de “checkpoint” (point de passage) à partir desquels le joueur peut recommencer, sans compter les systèmes de sauvegarde permettant aux joueurs de reprendre où et quand ils le veulent. C’est un aspect qui a beaucoup progressé dans le domaine du Game Design, ces dernières années ; ce qui n’empêche pas des jeux très difficiles de sortir, mais avec une approche les rendant beaucoup plus accessibles que par le passé.

Certains jeux adaptent même leur contenu à la pratique des joueurs afin d’assurer une courbe de difficulté adaptée, ni trop frustrant (trop difficile), ni trop ennuyeux (trop facile). C’est ce que Jenova Chen a théorisé sous le concept de “Flow”.

Le jeu Flow®, de Jenova Chen, illustrant le concept de flow théorisé dans sa thèse

Pour conclure

Si l’erreur et la sanction sont de mise, pourquoi jouer à un jeu ne véhicule-t-il pas le même sentiment d’échec qu’une évaluation lors d’une formation ou en milieu scolaire ?

  • D’abord parce qu’un jeu agit rarement comme un couperet ; il permet aux joueurs de se réessayer inlassablement à surmonter les mêmes challenges encore et encore.
  • De plus, le contexte de jeu rend l’évaluation elle-même beaucoup moins stressante. Les jeux en solitaire laisse le joueur seul fasse à ses difficultés et ses progrès, si bien que la peur de l’erreur et du jugement d’autrui est totalement éliminée, peur trop présente lors des évaluations plus “académiques”, et qui peut anesthésier en partie les performances.
  • Enfin, et c’est à mon avis le point plus important, la pratique elle-même est à la fois le moyen d’apprendre et de s’évaluer, si bien que le joueur se retrouve dans une boucle vertueuse et constante de pratique, de progrès et d’évaluation. C’est, par exemple, ce qui fait l’essence, et la réputation, des méthodes Montessori.

Lien pour marque-pages : Permaliens.

Un Commentaire

  1. J’ai largement corrigé (rallongé et amélioré) l’article par rapport à sa première version. J’y ai ajouté la notion d’échec et de contexte de travail, et détaillé un peu plus la partie essai-erreur-feedback. Ajouté quelques illustrations et des titres de parties pour s’y retrouver plus facilement.

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