Pilier 5 : « Le cerveau a besoin de retrouver de mémoire ce qu’il a appris »

[Par souci de lisibilité de l’article, j’utiliserai le terme de joueur(s)” pour désigner les joueurs et joueuses, quelque soit leur genre.]

Cet article est le quatrième d’une série consacrée aux jeux et l’apprentissage. Celle-ci a pour but de mettre les jeux en miroir des piliers de l’apprentissage tels que formalisés par la société Didask (dont je suis l’un des co-fondateurs, en toute transparence).
Retrouvez les articles existants ici :
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Introduction
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Présentation des piliers
– Pilier 1 : « Le cerveau a besoin d’apprendre par essai-erreur »
Pilier 2 : « Le cerveau a besoin de mots et d’images »
Pilier 3 : « Le cerveau ne peut pas traiter trop d’informations à la fois »
Pilier 4 : « Le cerveau a besoin d’une attention focalisée »
Pilier 5 : « Le cerveau a besoin de retrouver de mémoire ce qu’il a appris »

Après avoir tenté plusieurs approches concernant cet article, je me rends compte que c’est un sujet un peu plus délicat à aborder. En effet, je ne pense pas qu’il y ait une volonté de faire usage de ce pilier dans les jeux, car ceux-ci n’ont pas vocation à ancrer durablement une compétence sur le long-terme, bien qu’ils le fassent indirectement (j’y reviendrai par la suite). 

Pour expliquer cela, je vais commencer par rappeler en quoi “l’effort de remémoration” est un atout pour l’apprentissage. Comme cela est expliqué dans le pilier n°5 du livre vert, le chemin “neuronal” vers des connaissances se stabilise en sens inverse de l’acquisition : c’est en allant chercher la connaissance au fond de son cerveau qu’on consolide le chemin entre celle-ci et notre zone du cerveau dite “de travail”, au contraire de l’acquisition qui, elle, va des sens à la zone de travail puis à la zone de mémoire long-terme.

Si les jeux n’ont pas “d’intérêt” à ancrer les connaissances liées au jeu sur la durée, certains mécanismes de jeux font néanmoins appel à la mémorisation pour des résultats très intéressants ; étudions-en quelques cas.

Apprendre le level-design dans les Souls-like

Pour ceux qui ne sont pas versés dans le domaine des jeux vidéo, laissez-moi rappeler ce qu’est le “level-design” et ce que sont les “Souls-like”.

Le level-design pourrait se traduire par “l’agencement des niveaux”. Il s’agit de la manière dont est structuré un niveau dans un jeu (ou une zone dans un jeu n’ayant pas spécifiquement de niveaux). Il faut à la fois que la structure du niveau offre un intérêt pour le joueur (challenges, exploration/découverte, surprises), mais également une bonne lisibilité de tout ce qu’il peut s’y produire (pour ne pas créer de confusion sans raisons).

Les “Souls-like” sont issue d’une série de jeux initiée par Demon’s Souls en 2009 et dont la référence est le jeu qui l’a suivi : Dark Souls. Par extension, on parle de Souls-like pour les jeux qui s’en sont fortement inspirés depuis. On inclut également les jeux du même auteur qui ne font pas partie du même univers, comme Bloodborne et Sekiro.

Dark Souls, premier du nom, est devenu culte en raison de sa difficulté mais également de sa richesse ludique, notamment son level-design.

Qu’y a-t-il d’intéressant dans ces jeux, qui serait lié à ce travail de remémoration ? Ces jeux sont loués (notamment à partir de Dark Souls) pour leur level-design complexe mais néanmoins limpide. En effet, en y jouant, les joueurs apprennent très vite quels chemins emprunter pour se rendre dans les innombrables zones du jeu, ainsi que les raccourcis (nombreux). Bien sûr, les morts fréquentes nous ramenant en arrière, la répétition des parcours en est en partie responsable.

Un schéma en 3 dimensions de la carte de l’un des niveaux de Dark Souls

Il y a néanmoins une mécanique de ces jeux qui rend l’effort de remémoration nécessaire à la réussite dans le jeu : à chaque mort, les “âmes” accumulées en tuant les monstres du jeu (qui servent à faire progresser son personnage) sont perdues par le joueur mais peuvent être récupérées en revenant à l’emplacement de la dernière mort. Le joueur doit donc prudemment revenir sur les lieux de sa précédente mort pour retrouver ses âmes, en veillant à ne pas mourir en chemin, auquel cas ses âmes précédemment perdues le seraient définitivement. Il est donc impératif pour le joueur de connaître parfaitement le niveau, ainsi que l’emplacement et les mouvements des monstres se trouvant sur le chemin. C’est ce travail de remémoration très fréquent (car on meurt très souvent dans ces jeux) qui facilite grandement la mémorisation du level-design des différents niveaux de ces jeux, participant à les rendre mémorable malgré leur grande complexité. Les joueurs ayant passés de nombreuses heures sur ces jeux se souviennent longtemps après de l’architecture des niveaux et de l’emplacement des ennemis.

Bloodborne, un jeu du même auteur que Dark Souls. Ici, le joueur a pu récupérer ses “échos de sang” (équivalent des âmes de Dark Souls).

Ne pas guider le joueur, pour mieux l’immerger

Encore une fois, dans le cas que nous allons évoquer dans ce paragraphe, la remémoration n’est pas une finalité, mais un moyen indirect d’arriver à un but fixé par les game-designers : immerger le joueur dans un monde imaginaire.

Bien que ce soit de moins en moins le cas aujourd’hui, beaucoup essayent d’immerger le joueur dans l’univers du jeu en prenant le parti qu’ils ne doivent recevoir aucune aide extra-diégétique (qui n’est pas intégré à l’univers du jeu). Les exemples ne manquent pas, en voici quelques-uns : 

  • Minecraft : un univers généré aléatoirement, aussi vaste que notre propre terre, pour lequel il n’existe aucun plan. Le joueur devra lui-même trouver ses repères dans le jeu (ou se les fabriquer), et apprendre à mémoriser les chemins pour se rendre de ses points de minage à son habitation.
  • Shenmue : Un jeu d’enquête dans le japon contemporain. Le joueur joue un personnage qui va se balader dans des villes plus ou moins grandes et multiplier les allers-retours entre différents lieux et personnages pour faire avancer son enquête. Bien que quelques panneaux sont disponibles dans la ville (donc intra-diégétique), avec quelques indications quant aux lieux principaux de celle-ci, le joueur apprend rapidement où se trouvent les principaux lieux par lui-même, par effort (inconscient) de remémoration de l’emplacement de ceux qu’il a déjà visités.
  • Les Souls-like : Étonnamment (vue la complexité des niveaux), il n’y aucune carte disponible dans ces jeux, ni d’indication quelconque ; le joueur est livré à lui-même pour se créer sa propre carte mentalement, physiquement ou numériquement.
  • Myst (et ses suites) : L’aspect labyrinthique des jeux de la série Myst va de paire avec l’aspect abstrait mais néanmoins logique des énigmes. Le joueur se sent complètement perdu dans ces univers (ce qui est le cas de son avatar, créant ainsi une symbiose parfaite avec le joueur). Le plaisir de ces jeux étant justement d’en saisir petit à petit la structure, la logique et les enjeux.

La mémorisation des stratégies dans les jeux pour les faire progresser

Beaucoup de jeux de société construisent leur force sur la compréhension de leurs mécaniques et de leurs synergies pour établir des stratégies toujours plus efficaces. Pour ce faire, l’analyse des stratégies en cours (les siennes propres ou celles des autres joueurs) est un premier pas dans la progression. Puis vient le moment de bâtir une nouvelle stratégie sur les bases d’une précédente… C’est là que les joueurs doivent faire appel à leur mémoire pour faciliter la réutilisation de stratégies, et les faire évoluer. Cela est évidemment également le cas dans les jeux vidéo impliquant de la stratégie.

Des exemples simples et assez connus :

  • Dans Risk, s’attaquer très tôt à contrôler toute l’Océanie est une stratégie que les joueurs apprennent et mémorisent assez vite, offrant un avantage certain sur ses adversaires.
  • Au Scrabble, certains mots faisant usage de lettres à forte valeur sont connus par coeur, parfois sans jamais en mémoriser le sens.
  • Dans Les Aventuriers du Rail (version USA), commencer en posant des trains sur les chemins centraux (reliant Duluth à Houston) est crucial pour pénaliser les autres joueurs et se faciliter la vie.

Dans les jeux, la mémoire comme moyen plutôt qu’une fin

Je conclurai cet article, un peu moins “pertinent” pour ce qui est de s’inspirer des jeux, en en tirant quand même quelques bonnes pratiques :

  • Faire de la remémoration le moyen d’atteindre un objectif (toujours clairement identifié).
  • Mettre en avant le plaisir ressenti à connaître les choses : la facilitation de l’usage de ces connaissances, la liberté que cela offre pour se focaliser sur d’autres aspects.
  • Faire de la mémorisation une étape dans la construction d’une connaissance liée à un objectif à plus long-terme.
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