Ah… la musique de Shadow of the Colossus. On pourrait consacrer une thèse sur ce sujet tant l’élément musical est une part importante de cette œuvre, doublé d’une richesse rarement égalée. Je ne suis pas expert en théorie musicale, aussi vous épargnerai-je la décomposition « scientifique » de ces morceaux. Je me contenterai d’en évoquer quelques-uns, et d’en justifier l’apport à l’œuvre (que dis-je, au chef-d’œuvre) dans son ensemble. Il y a sûrement des articles beaucoup plus détaillés à ce sujet à dénicher sur le net (tout lien est le bienvenu).
Note : si vous n’avez pas joué à ce jeu, évitez de lire cet article. Jouez au jeu, profitez-en, et lisez cet article ensuite. Il pourrait vous gâcher (un tout petit peu) le plaisir de la découverte (contient des spoilers).
Vecteur de narration
On a déjà parlé dans une précédente partie de l’importance de la musique (et de son absence) dans le rythme du jeu. On retrouve en effet celle-ci dans trois situations différentes : lors des cinématiques, lors de l’approche d’un colosse, et lors du combat contre celui-ci. A quoi on peut rajouter l’absence de musique lors des phases d’exploration/recherche. Si l’on parlera un peu plus tard de la musique des combats, je voudrais me pencher sur le rôle narratif de la musique durant les quelques cinématiques présentes dans le jeu.
En effet, les musiques remplissent un rôle bien plus important qu’un simple accompagnement. Elle a pour vocation de combler le manque de narration explicite : pas de voix off, pas de texte d’introduction, aucune parole de la part du héros, rien qui puisse nous indiquer qui il est, d’où il vient, qui est la fille qu’il transporte, comment est-elle morte, etc… C’est là que la musique servira de guide au joueur dans son travail pour imaginer tout ce que ressent le protagoniste principal, et à travers ses sentiments, ce qu’il a vécu, et ce qu’il espère. En cela, les compositions de Kow Otani sont d’une étonnante puissance, et alliées au design visuel du jeu, au cadrage et au montage de ces cinématiques, on se rend compte que le risque pris par Fumito Ueda dans sa narration nous offre un résultat saisissant. On note d’ailleurs, en le comparant avec Ico, que Ueda a fait le choix de raconter une histoire beaucoup plus grande que ce qui nous est présenté, là où Ico se contentait de raconter l’histoire de la libération de Yorda par le « héros à corne ». La musique dans Ico n’avait de rôle que d’habillage sonore, ajoutant à l’ambiance globale du jeu, de la même manière que le rendu graphique. C’est un point commun entre les éléments visuels et musicaux de Shadow of the Colossus de présenter un monde et des personnage dans une temporalité beaucoup plus large que le simple présent.
Entre espoirs et regrets
Si l’on peut trouver un point récurrent dans la BO de ce jeu, c’est l’alternance d’espoir et de regret qui se dégagent de l’œuvre de Kow Otani. On retrouve ces deux sentiments à la fois proches et contradictoires dans la plupart des morceaux. Le prologue (nommé « to the ancient land », comme un voyage dans le temps) donne ainsi dès le lancement du jeu le sentiment d’une tristesse profonde, mais progresse par ses variations de tonalité vers l’idée d’un chemin parcouru (ou du moins en train d’être parcouru) et la découverte d’un nouveau lieu. La tristesse a alors disparu laissant place à de l’inconnu, via une fin au ton indéterminé, ne se terminant pas vraiment, comme un début de réponse. L’écran de démarrage s’affiche alors, laissant le joueur en suspens sur la découverte de ce lieu mystérieux. Le ton funeste de cette introduction semble autant évoquer des moments passés que des moments à venir.
Les autres morceaux illustrant les rares cinématiques du jeu remplissent également ce rôle de narration. Le morceau « prayer » suggère une tristesse certaine, tout en mettant le joueur dans un état de sérénité, laissant présager d’une éventuelle issue positive à cette quête meurtrière (on a alors abattu 5 colosses). Ici les sentiments de regret et d’espoir sont totalement mélangés dans la tonalité du morceau, et non dans les différents mouvements de celui-ci (comme c’était le cas pour le précédent). Dans le même esprit, le morceaux « memories » (qui n’a pas été retenu dans le jeu) crée une atmosphère de nostalgie sans pour autant être matinée de regrets.
Le morceau joué lors de l’épilogue est absolument magnifique dans sa construction. Il démarre sur un rythme de plus en plus lent, avec de courtes puis longues pauses, évoquant les derniers instants d’un être à l’agonie. Les chœurs ainsi que les orgues suggèrent une messe donnée en l’honneur d’un défunt, les cloches et la flûte sonnent comme des appels à l’aide ou bien des sanglots, les tonalités mineures des violons qui montent, s’envolent puis s’arrêtent soudainement comme un dernier sursaut avant de rendre le dernier souffle. Puis la musique reprend, inquiétante (les percussions en rythme très lent, et les violons très bas sonnent comme un avertissement), elle s’accélère, il n’y a plus de pauses, les violons montent dans les aiguës, jouant soudainement une tonalité beaucoup plus réjouissante, avec en point d’orgue l’entrée des cuivres triomphants. Puis la musique se calme à nouveau indiquant une situation à l’issue incertaine. Enfin certains instruments refont leur apparition, d’autres font leur entrée, comme un renouveau de la vie, puis de nouveau le calme, comme une vie qui a repris son cours lent et posé. On a vécu, grâce à ce morceau, l’ensemble de la scène finale dans ses différents mouvements, et la musique permet à chaque fois au joueur de ressentir la scène telle qu’imaginée par Fumito Ueda, tout en laissant au joueur, de par son caractère non explicite, une part d’interprétation personnelle. Le morceau concluant cet épilogue, nommé « Sunlit earth », rappelant la prépondérance de la lumière dans ce monde (cf. Les graphismes), redonne au joueur un sentiment de paix, comme une idée que finalement on a éviter le pire, et que la vie peut reprendre, bien que ce morceau comme le générique ne se termine sur une note moins optimiste (les violons graves et tristes, l’orage qui gronde).
Les compositions de Kow Otani semblent répondre à un désir constant de nuance ; rien n’est blanc ou noir, bien ou mal, triste ou réjouissant. Tout est un petit peu de tout, que ce soit au sein d’un même morceau ou (comme nous allons le voir juste après) dans l’enchaînement des morceaux.
Combats épiques
L’autre rôle de la musique est d’accompagner les combats contre les colosses. Chaque combat se divise en trois parties (musicalement comme au niveau du gameplay) :
- une musique d’approche, en général inquiétante, suggérant le danger imminent représenté par le colosse quand le héros est à terre (c’est là qu’il est le plus vulnérable).
- une musique épique, dynamique et entraînante où il n’est plus question d’hésitation, de tristesse, de peur. Le message est clair, ce qui colle parfaitement avec le fait que ce soit les moments du jeu où le gameplay est le plus intense, ce qui laisse le joueur profiter pleinement de ces séquences de pur plaisir vidéo-ludique.
- Enfin, une musique, toujours la même, qui vient briser l’élan du joueur au moment où il abat le colosse. Là où il pourrait s’attendre à une musique triomphante, à base de trompettes, percussions ou autres instruments classiques pour le congratuler, on trouve des chœurs lancinants, des violons poignants, et le sentiment d’avoir fait une énorme erreur, ou du moins d’avoir commis un crime difficilement justifiable, qui, au fur et à mesure du jeu, pèsera de plus en plus lourd dans le cœur du joueur, et dans le même temps, on l’apprendra à la fin, dans le corps du héros.
Il faut tout de même noter une exception de taille, et pas anodine : le morceau entendu lors de l’affrontement avec le dernier des 16 boss. La musique est angoissante, accompagnant le climat apocalyptique (vent, orage, pluie) de la scène. La musique semble se fondre avec les sons et l’environnement, laissant le joueur isolé dans son ultime affrontement, sans le soutien de la musique auquel il s’était habitué. Ici, le mauvais pressentiment ne quitte pas le joueur tout le long du combat, il sent qu’il s’engage irrémédiablement vers une issue funeste. Ce morceau, associé à la scène en question est absolument magnifique, habité d’une force fantastique dans sa manière de toucher le joueur dans ses actions.
Les musiques accompagnant les face-à-faces avec les colosses ne sont plus dans la narration d’une histoire (exception faite de la dernière), mais plus comme un soutien au joueur. Elles servent tour à tour à l’inciter à la prudence, à l’avertir du danger, puis à le pousser à foncer et terrasser le colosse une fois qu’il a pris l’avantage sur lui.
Kow Otani
Juste un petit mot sur le compositeur Kow Otani, car durant mes recherches, j’ai été surpris de voir le peu de jeux vidéos auxquels il a participé. S’il est principalement compositeur de musiques de films et d’anime, il est heureux que Fumito Ueda ait pensé à faire appel à lui pour la composition de sa BO. On remarque que son travail sur les cinématiques se rapproche beaucoup de ce que l’on rencontre dans les films (à savoir un travail d’ambiance dans la narration, voire une narration à part entière). Par contre, son travail sur les affrontements sont réellement spécifiques à un jeu vidéo, en cela que la musique est un soutien, et de fait n’est pas ancrée dans le jeu lui-même, mais s’adresse directement au joueur, à la manière d’un supporter soutenant son équipe. Mais même dans cet aspect de son travail, peu de jeu ont reçu des musiques d’une telle qualité et d’un tel aboutissement. Il est du reste étonnant que Otani n’ait travaillé sur très peu de jeux à la suite de ce chef-d’œuvre. Peut-être est-ce une volonté personnelle de sa part, je n’ai trouvé aucune information là-dessus.
To be concluded…
Voilà, j’ai fini d’explorer les différents aspects de ce jeu magnifique. Mais une conclusion s’impose… [-> Lire la 6ème partie]
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